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Par JOËLLE CHAMBON
maître de conférences en études théâtrales Université Paul-Valéry Montpellier 3

Du théâtre italien contemporain, on peut dire qu’il se porte bien même s’il se porte mal. Il se porte mal parce que dans la très grande majorité des cas, il se fabrique dans des conditions d’extrême précarité. Il se porte bien pourtant, si l’on pense à toutes les découvertes qu’il nous a offertes ces dernières années : les performances de Silvia Calderoni, ou Daria Deflorian et Antonio Tagliarini (à la Vignette les28 et 29 novembre), les spectacles de Marta Cuscunà, Emma Dante, Spiro Scimone, les textes d’ Ascanio Celestini,Stefano Massini, Fausto Paravidino, Lina Prosa…
Toutes ces voix sont plus solitaires et leurs spectacles sont de dimensions plus modestes que ceux de la génération qui a précédé – qu’on pense à la Societas Raffaello Sanzio ou à Pippo Delbono. Ils sont singuliers et souvent au singulier.

Lucia Calamaro © Ilaria Scarpa

 

Lucia Calamaro est singulière par sa formation : un premier apprentissage en Amérique du Sud, avec une avant garde uruguayenne qui mêlait à la fascination pour Artaud et Grotowskila couleur grotesque typique du Riode la Plata ; un second en France avec l’École Lecoq, puis le jeu de clown et l’ethno-scénologie, mais aussi les lectures : de la micro-histoire à la littérature d’autofiction. Et enfin le dernier, de retour en Italie : les difficultés du travail dans le circuit des compagnies indépendantes romaines,la collaboration avec les lieux alternatifs, les rencontres essentielles qui permettent la création malgré tout.Lucia Calamaro écrit et met en scène un théâtre au singulier mais avec personnages. Au singulier parce que« même dans la réalité le dialogue est impossible […] je dis toujours à mes comédiens : ‘Je dois t’entendre penser,pas parler’ ». L’écriture, d’inspiration souvent autobiographique, existe d’abord sur le papier : blocs de pensées, coulées verbales. Un énorme matériau monologique roule pêlemêle spéculations philosophiques et considérations pratiques, voire ménagères, souvenirs personnels et citations. Ensuite, avec la rencontre des acteurs, se met en place un travail de distribution et d’appropriation par lequel s’esquissent les personnages. Puis un travail de coupe et d’écriture des dialogues de transition, par lequel se dessine le rythme du spectacle et émergent des situations concrètes. Comme elle le souligne,« les dialogues créent la relation etla dynamique mais […] c’est dans le monologue que le sens est roi » . Tumore n’est donc pas un monologue.Pour raconter l’histoire de Virginie et de sa tumeur, il y a sa Mère et la Doctoresse, et il y aura encore d’autres apparitions, inattendues voire loufoques. Car Tumore n’est pas no nplus, en dépit de son sous-titre, uns pectacle désolant. C’est un requiem tragi-comique. Dans ses notes de mise en scène, Lucia Calamaro le dédie à son amie française Virginie Larre, « historienne de l’art, brillante, bonne buveuse, maladroite, et très drôle », emportée par la maladie alors qu’elle se préparait à rejoindre la Villa Médicis à Rome. De l’idée que, le temps d’une représentation, « l’ombre dans laquelle elle se meut désormais sera peut être un peu moins dense », est né ce spectacle hors-norme, qui invente une sorte d’ironie ravageuse à partir du plus tragique des points de départ.

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Tumore est le spectacle qui, en 2006, a révélé Lucia Calamaro au public italien. Dix ans plus tard,la France l’a découverte à travers deux autres de ses spectacles : L’Origine del mondo accueilli en 2015, et La Vita ferma en 2017. Mais Tumore reste l’acte fondateur, éminemment provocateur par son sujet et sa démarche, du théâtre de Lucia Calamaro et de sa modernité paradoxale. C’est un théâtre qui n’exhibe aucun des ‘signes extérieurs de modernité’ auxquels nous sommes maintenant habitués : pas de musique, pas d’écrans, pas de moments performatifs, pas de nudité. Pour reprendre les termes du critique Graziano Graziani, c’est « quelque chose de nouveau, non pas par ‘innovation’, mais par ‘non conformité’». Comme s’il s’agissait de recueillir les fragments de tout ce qui a été cassé au 20ème siècle, et de les disposer autrement pour faire entendre une parole neuve. La scène de Tumore, écrit Calamaro dans l’avertissement à sa pièce, est une de ces « zones inconnues de transition où la matière change d’état ». L’exploration des différents intérieurs – la tête des personnages avec leurs pensées plus ou moins conscientes, les couloirs et les salles de l’hôpital, et aussi le corps de Virginie – se fait uniquement parles inflexions de voix des actrices et celles de la lumière : on passe glissando d’un endroit à l’autre de ces lieux réels ou mentaux – la parole se déployant en continu dans un espace-temps élastique et changeant, « avalant » les déterminations temporelles ou spatiales, pour dérouler un présent continu et un ‘ici’ illimité. « Si je pouvais savoir ce que je fais quand je me mets à écrire, j’aimerais que ça se passe ainsi : que mon esprit, ou peut-être mon âme, entre en contact directement avec celui de la personne qui regarde, lit, reçoit. » Ce désir donne à l’écriture de Lucia Calamaro son urgence et son excès.L’excès est lié à ce que la dramaturge appelle « la potentialité logorrhéique infinie de la pensée » ; d’où naît, en même temps que l’émotion,le comique très particulier de ses pièces, malgré des thèmes aussi peu favorables que la maladie et la mort, la honte ou la dépression. Quant au sentiment d’urgence, il est communiqué au spectateur par la passion que les personnages mettent à faire usage de la parole .Leur étonnement devant les mots et les pensées, leur désir toujours renaissant de les communiquer, sont les signes d’un immense espoir mis dans le langage, que le public ne peut faire autrement que de partager à la fin. Là réside sans doute, en ces temps de soupçon généralisé à l’égard du texte au théâtre, la paradoxale actualité de Lucia Calamaro.

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